Fév 132007
 

(article paru dans telerama)

L’homme est le roi du créneau, la femme, la reine du fourneau. C’est, paraît-il, écrit dans les gènes, scientifiquement prouvé… et tellement rassurant pour notre société.

Vous êtes un homme, un vrai. Une bonbonne de testostérone avec du poil au menton. Vous savez faire un créneau du premier coup, vous lisez les cartes routières les yeux fermés, vous êtes rationnel. Un problème survient ? Vous cherchez la solution en silence. Vous feriez un sacré ingénieur. Atavisme hérité du chasseur préhistorique, vous voyez très bien de loin, mais, curieusement, vous êtes incapable de trouver le beurre dans le frigo. Vous ne savez pas faire deux choses à la fois (sauf boire une bière en regardant le foot à la télé) et, avouons-le, vous n’êtes pas très doué pour communiquer. Quand vous n’envahissez pas un pays pour expliquer votre point de vue, vous parlez, certes, mais n’utilisez que sept mille mots par jour ! Quant à vous, madame, vous êtes parfumée aux œstrogènes. Vous êtes multitâche, capable tout à la fois de travailler sur un dossier, de surveiller les devoirs des enfants, de préparer le dîner et de lire Télérama. Vous feriez une excellente secrétaire. Un problème survient ? Vous en parlez en mangeant du chocolat. Atavisme hérité de la femme préhistorique, qui gardait le nid, vous avez une vue panoramique excellente et très utile en période de soldes. De plus, contrairement aux hommes qui tournent la tête lourdement dès qu’un jupon passe à proximité, vous pouvez reluquer un joli mâle sans jamais vous faire repérer. Et si vous êtes nulle en matière de cartes routières, de créneaux ou de mathématiques, pour parler, vous êtes la plus forte : vingt mille mots par jour, de quoi faire passer votre homme pour une grosse truffe taciturne. Peu rationnelle, chère madame, mais relationnelle.

Une pipelette multifonction et un taiseux monotâche. Ne cherchez pas à changer, vous n’y pouvez rien. Ces caractéristiques sont inscrites dans vos patrimoines génétiques, dans chaque cellule de vos cerveaux. C’est irréfutable, scientifique. Prouvé. Vous n’avez qu’à lire les bestsellers à la mode (1), et vous devrez admettre l’implacable vérité : monsieur est martien, madame, vénusienne. Pensez-y lors de l’élection présidentielle : préférez-vous voter pour une tête de linotte émotive ou pour une brute rationnelle ?

Mais ces comportements, d’où viennent-ils ? Et pourquoi diable les femmes seraient-elles capables de faire tant de choses à la fois ? La bravitude ? Tss, tss, tss. Parce qu’elles utilisent leurs deux hémisphères cérébraux simultanément alors que le mâle bêta n’en utilise qu’un seul. On le sait depuis une étude de 1982 : le corps calleux qui sépare les deux hémisphères cérébraux est plus épais chez la femme et favorise la communication entre les zones du cerveau. Pourquoi bavarde-t-elle quand l’homme écoute pousser sa barbe ? Parce que l’hormone féminine, l’œstrogène, favorise l’activité verbale, selon Sally Shaywitz, de l’université Yale. Et parce que la femme utilise beaucoup plus l’hémisphère gauche, voué au langage, alors que l’homme préfère s’amuser avec le droit (représentation spatiale). Explication (pré)historique : pendant que madame de Cro-Magnon papotait dans la grotte avec ses copines et rangeait les chaussettes sales en peau de bête, monsieur chassait fièrement le mammouth. Il a appris à se taire pour ne pas se faire repérer. Et à force de partir trucider le dîner au fin fond d’une nature hostile, pendant des millions d’années, il a aussi appris à se repérer dans l’espace, à savoir que pour rentrer à la maison il fallait prendre à gauche après la grosse pierre, puis à droite, puis passer au-dessus du néandertalien assommé à l’aller, puis trois fois à gauche…

Les études sur cette question abondent. Selon celle du Dr Ruben Gur, réalisée en 1980 au Pennsylvania Medical Center, la femme a un cerveau toujours en alerte : au repos, il mouline à 90 % de ses capacités contre 70 % pour le mâle, qui, lui, se détend vraiment, à la fraîche, décontracté du neurone. Ce n’est pas fini. Selon l’étude de Doreen Kimura, psychologue à la Simon Fraser University, monsieur est bien plus doué pour viser une cible, et madame, pour les travaux manuels de précision. Chasse et cueillette sont les deux mamelles ancestrales de nos aptitudes d’aujourd’hui, suggère la scientifique…
Voilà, en bref, ce que dit la science. Ou plutôt ce que les best-sellers disent de ce que dit la science. Car, ô divine surprise, à y regarder de plus près, cette science-là a tout faux. Neurobiologiste et directrice de recherche à l’institut Pasteur, Catherine Vidal est en guerre contre les stéréotypes véhiculés ces dernières années dans les médias et l’édition : « Il faut désintoxiquer les gens de la bêtise ambiante ! J’en ai marre d’entendre toutes ces c… sur les cerveaux des hommes et des femmes ! » Il faut le savoir, et la neurobiologiste le crie haut et fort : la totalité des arguments cités plus haut, et repris en boucle dans les médias, sont réfutés depuis longtemps par… la science. La théorie de l’épaisseur du corps calleux de 1982 ? Invalidée en 1997 par une enquête sur deux mille personnes qui ne voit aucune différence entre hommes et femmes. La femme plus douée pour parler ? Une gigantesque étude menée en 2004 n’a révélé aucune différence entre les sexes concernant les capacités dans ce domaine. L’activité cérébrale de la femme à 90 % au repos ? L’étude date de 1980 et n’a jamais été confirmée. La théorie des hémisphères gauche (langage) et droit (représentation spatiale) ? Lancée dans les années 70, avant l’IRM, en pleine mode du yin et du yang, elle est complètement dépassée : l’imagerie cérébrale montre que les deux hémisphères fonctionnent en permanence en interaction. Chez les deux sexes. La testostérone rend les hommes agressifs, et l’œstrogène, les femmes émotives et sociables ? Les récents progrès des neurosciences prouvent que l’être humain échappe à la loi des hormones : son cortex surdéveloppé, siège des fonctions cognitives les plus élaborées (langage, conscience, imagination…), n’est guère réceptif aux fluctuations hormonales, contrairement à celui des animaux. La préhistoire et ses atavismes ? Nous n’avons aucune trace de la répartition des tâches chez l’homme préhistorique. Le st&eacut
e;réotype de l’homme chasseur et de la femme au foyer est hérité du XIXe siècle. Clau­dine Cohen (La Femme des origines) a bien expliqué comment les imaginatifs scientifiques de l’époque ont calqué leur vision de la cellule familiale conservatrice du XIXe siècle sur la préhistoire, et combien ces représentations persistent aujourd’hui.

« Les auteurs des livres qui véhiculent ces clichés ne font pas forcément volontairement de la désinformation, dit la neurobiologiste. Nous baignons dans une culture où les rôles des uns et des autres restent bien différents, marqués. Il y a les métiers d’hommes et de femmes. Inconsciemment, c’est intégré par chacun. Il faut faire un effort intellectuel pour penser autrement. » Les travaux des anthropologues Françoise Héritier en Afrique et Maurice Godelier en Nouvelle-Guinée ont pourtant montré qu’il existe une grande diversité dans la répartition des tâches selon les sociétés. Dans certaines tribus africaines, ce sont les femmes qui marchent des kilomètres tous les jours pour la cueillette et assurent les deux tiers de l’alimentation du groupe. Le mythe de l’homme des cavernes en prend un coup (de gourdin).

Malgré tout, les hommes et les femmes ont bien un cerveau différent. Le sexe génétique de l’embryon (XX pour les femmes et XY pour les hommes) induit la formation des organes sexuels. Des hormones sexuelles différentes vont ainsi imprégner le cerveau et influencer la formation des neurones. Mais essentiellement au niveau de la reproduction. « Pour le reste, toutes les différences de comportement entre les hommes et les femmes sont essentiellement dues à la société, à la culture et à l’éducation. Pas aux hormones, ni aux gènes », explique Catherine Vidal.

Mais alors, comment expliquer que les chasseurs de gènes, ceux de l’amour romantique (!), de l’intuition féminine et des préférences sexuelles parviennent à faire publier leurs recherches fumeuses dans les meilleures revues scientifiques ? Pour celles-ci, c’est l’assurance de retombées médiatiques. En 1999, une étude sur le « gène » de la fidélité conjugale publiée par l’hebdomadaire Nature défraya la chronique. Il y a aussi les arrière-pensées idéologiques. Nombreux aux Etats-Unis, présents dans les milieux néoconservateurs, ces chercheurs déterministes estiment que tout est joué à l’avance : les capacités, les défauts, les appétences, la morale. Les méchants naissent méchants. Les hommes, incapables de trouver le beurre dans le frigidaire. Risque majeur du déterminisme : légitimer l’ordre social par l’ordre naturel.
« Les femmes sont nulles en maths », lançait peu ou prou Lawrence Summers, le directeur de Harvard, en 2005. Tollé. Démission. Sa pique aura provoqué une nouvelle étude pour faire le point sur la question. Le rapport en a été publié en septembre 2006. Ses conclusions ? « Les études sur la structure du cerveau […] ne montrent pas de différences entre les sexes qui pourraient expliquer la sous-représentation des femmes dans les professions scientifiques […] : cette situation est le résultat de facteurs individuels, sociaux et culturels. » Ouf !
L’ancêtre des déterministes se nomme Franz Joseph Gall. Au XIXe siècle, ce médecin allemand invente la fameuse phrénologie, dont il ne nous reste justement que… la bosse des maths. En palpant vingt-sept zones du crâne, Gall estime déjà pouvoir connaître la personnalité d’un homme. Ses théories deviennent vite un outil pour classer les humains selon leur race, leur sexe ou leur classe sociale. Dans les années 1850, le médecin français Paul Broca reprend les travaux de Gall. Il découvre le centre de la parole dans le cerveau. Et, fort de ce succès, croit pouvoir prouver la moindre intelligence des femmes en mesurant les écarts de poids du cerveau entre les deux sexes : le cerveau d’un homme est plus lourd de 181 grammes en général. « Il ne faut pas perdre de vue que la femme est en moyenne un peu moins intelligente que l’homme ! » explique le chercheur. Depuis, on sait que le poids du cerveau n’a aucun rapport avec l’intelligence : le cerveau d’Anatole France pesait 1 kilo, celui de Tourgueniev le double, et celui d’Einstein était plus léger que la moyenne (1,250 kilo). Mais les idées reçues ont la vie longue : en 1992, l’armée américaine a lancé une étrange enquête à partir de la taille des casques de six mille soldats et a conclu que la capacité crânienne était proportionnelle au QI. Inepties !

Alors, hommes, femmes, tous pareils ? Non, tous différents. « Grâce aux nouvelles techniques d’imagerie cérébrale, on sait que la variabilité individuelle l’emporte sur la variabilité entre les sexes », explique Catherine Vidal. C’est la grande découverte de ces dernières années : la plasticité du cerveau. Avec sa centaine de milliards de neurones plongés dans un bouillonnement électrique permanent, son million de milliards de synapses, il conserve nombre de ses secrets et continue d’alimenter les fantasmes. Mais on est sûr d’une chose : il évolue du berceau jusqu’au cercueil. Le bébé naît avec tous ses neurones, mais 90 % de ses con-nexions se feront dans les vingt années après sa naissance. Si les zones qui commandent la main gauche d’un violoniste professionnel ou celles de l’orientation dans l’espace d’un chauffeur de taxi sont surdéveloppées, difficile de l’imputer à un gène. L’expérience forge ce qui bourdonne sous nos fronts. Un jeune garçon sera mis très tôt sur un terrain de foot. Il développera son sens de l’orientation spatial. Une petite fille habituée à rester à la maison dans une sphère consacrée à l’échange parlera plus vite. Dès sa prime enfance, l’être humain est inconsciemment imprégné d’un schéma identitaire auquel il doit se conformer pour être accepté par le groupe. On ne dit pas à une petite fille : « Que tu es costaude ! » ou à un petit garçon : « Que tu es joli ! »
En définitive, on peut se demander pourquoi des Homo sapiens sapiens aussi évolués que nous peuvent bien se ruer sur ces best-sellers qui expliquent nos comportements par une biologie de bazar : « Le succès de ces théories tient au fait qu’elles sont rassurantes, répond la neurobiologiste. Elles nous donnent l’illusion de comprendre et de nous sentir moins responsables de nos actes. » Monsieur, vous n’aurez plus d’excuses pour le beurre dans le frigo ; madame, pour ces satanés créneaux. Le cerveau évolue. Entraînez-le .

(1) Pourquoi les hommes n’écoutent jamais rien et les femmes ne savent pas lire les cartes routières ?, d’Allan et Barbara Pease et Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus, de John Gray.

Nicolas Delesalle


A noter

Le 7 février prochain, un livret intitulé Les Femmes, les sciences, au-delà des idées reçues sera distribué aux maîtres et aux professeurs de l’Education nationale. Réalisé par trois associations, Femmes et sciences, Femmes ingénieurs et Femmes et mathématiques, il a été conçu pour terrasser les idées reçues sur l’orientation scolaire des filles, tout aussi capables de briller en sciences que les garçons.

 

Télérama n° 2978 – 10 Février 2007

  4 Responses to “Le cerveau a-t-il un sexe ?”

  1. heu.. y a pas une fonction loupe  ???

  2. clique sur le lien et tu le verras en plus gros.

     

  3. Ouais, y en a marre ! Dans mon bureau de polytechniciens, il y a majoritairement des femmes… on pourrait donc croire que les choses bougent mais en fait, à y regarder de plus près… dans les chefs, ce ne sont que des hommes !!
    C’est aussi inscrit dans les gènes, la différence d’évolution de carrière et de salaire ??

  4. Ah non, je m’insurge, je suis une truie en créneau.

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